Article de Danielle Dufour-Verna pour Projecteur TV, du 1 juin 2020, à retrouver ici : En Avignon, « le Balcon » un théâtre « à la Vilar »

EN AVIGNON, « LE BALCON », UN THÉÂTRE « À LA VILAR »

Le Théâtre du Balcon est un lieu de rendez-vous culturel incontournable en Avignon. Histoire d’un théâtre « à la Vilar » issue d’une rencontre en 1984 entre ce lieu qui était autrefois le jardin d’hiver d’une maison bourgeoise habitée par un comte ambassadeur du Chili. et Serge Barbuscia, son « diracteur ».

À la découverte de notre Patrimoine Culturel : le théâtre du Balcon en Avignon. Direction Serge Barbuscia.

20 mai 2020 : Les théâtres font partie de notre patrimoine. Le confinement, puis les arrêtés concernant le déconfinement laissant les portes des théâtres inexorablement fermées, permettent de mesurer combien sont nécessaires ces lieux de vie, de réflexion, de culture dont ils sont le fer de lance. Rien, aucun lieu n’est plus vivant qu’un théâtre. On y va pour voir un spectacle, et c’est tout ? Que nenni ! Ici se posent des questions qui dérangent parfois, et c’est bien. Ici se font des échanges. Les acteurs ne se donnent pas simplement la réplique ; ils ne disent pas seulement leur texte. Ils ne se tournent pas seulement vers cette entité qu’on nomme public dans le but d’en tirer de la reconnaissance. Non, c’est aux spectateurs, à leur conscience, qu’ils s’adressent. Ici, tous les soirs, on refait le monde. Qui sommes-nous ? Que voulons-nous être ? Pourquoi ? Etonnant, ce pouvoir des mots. Comme par magie, le monde extérieur parait plus beau, l’air plus doux. Le théâtre, c’est une respiration à plusieurs, un frisson, un souffle, un effluve d’enthousiasme, une exaltation des sens, une explosion de bonheur. C’est cela le théâtre, et cela se nomme culture.

Avignon, cité papale, Patrimoine mondial de l’UNESCO ; Avignon, ses remparts, son centre historique, vivant, joyeux ; Avignon son festival des Arts du Spectacle et ses théâtres ; Avignon quand coule la Durance, imperturbable, sous ce pont magnifique où l’on danse, où l’on danse…
Dans le centre historique, au 38, rue Guillaume Puy, l’œil du manant est attiré par un merveilleux balcon sur la rue, un ouvrage remarquable d’un temps pas si lointain construit par un sculpteur, Lucien Vernet, qui habitait la rue du Puy, à l’atelier Florentin devenu, depuis, le Théâtre de l’Atelier Florentin. Sous le balcon, un attroupement ; certains sont accoudés à des tables de bois, d’autres debout, devisant et riant, d’autres assis à même le sol, attendant l’ouverture du théâtre qui porte le nom de cette superbe avancée sur la rue, véritable sémaphore d’un théâtre à la Vilar, le Théâtre du Balcon. Mais cela, c’était avant…

Le Théâtre du Balcon, lieu emblématique de la scène théâtrale avignonnaise

Fondée en 1983 par la Cie Serge Barbuscia, le Théâtre du Balcon s’est affirmé comme un lieu permanent et emblématique de la scène théâtrale avignonnaise. Espace de création et de diffusion, le Théâtre du Balcon a contribué à la découverte et à l’épanouissement de nombreux artistes, musiciens, comédiens, auteurs… qui ont su tisser la confiance d’un public exigeant et curieux. Ouvert en permanence, été comme hiver, et ce depuis plus de trente ans, le Théâtre du Balcon affirme son projet artistique et éthique pendant le festival : tout d’abord la volonté d’accompagner des artistes et des compagnies dans un souci d’exigences et de partage…La mise à disposition d’un véritable Théâtre en ordre de marche avec une salle de répétition, de confortables loges, un accueil billetterie et surtout une équipe qui travaille toute l’année. Et puis, toujours ce même souci de défendre une cohérence à travers un fil rouge qui se structure autour de véritables choix.

Un théâtre, une troupe, un ‘DirActeur’

Quand on le rencontre, on est frappé par l’intensité et l’intelligence de son regard, par son sourire. Quand on lui parle, ses propos pétris d’humanisme éclaboussent, fraicheur salutaire dans un monde absurde. Serge Barbuscia, un homme passionné, passionnant, est le commandant de bord d’un vaisseau nommé théâtre, celui du Balcon. Ne l’appelez pas directeur mais ‘diracteur’ car, dit-il, il anime une équipe, un équipage, avec des traversées formidables, d’autres plus difficiles. Avec Jean Vilar et René Char comme maîtres à penser, Serge Barbuscia s’inscrit dans la lignée du théâtre populaire, faisant la partie belle à l’utopie, relevant les défis, dans une recherche constante de l’excellence et de la vérité, mêlant grands auteurs et jeunes pousses, classicisme et modernité.

Serge Barbuscia démarre le théâtre à la Maurelette dans les quartiers Nord de Marseille. En 1982, invité ‘Au chapeau rouge’, un théâtre très référencé dirigé par Pierre Pradinas, il se produit au festival d’Avignon, sans grande envie, avec le sentiment que ce n’était pas l’endroit ‘pour eux’ les gens de Marseille. À sa grande surprise, il est touché par la ville, par son côté italien, le côté sacré et ressent un choc pour Avignon. Impressionné par le festival –un endroit où il est possible de jouer 25 fois sans s’arrêter- et dans la négation totale d’un départ pour Paris, Avignon correspond à son souhait d’un théâtre permanent et de rencontres professionnelles. En 1984, au bout de deux années de recherche, c’est la rencontre avec le Balcon.

« On bâtissait quelque chose, on ne s’en rendait pas compte, mais on bâtissait. »

Ils trouvent un lieu abandonné, dans un état épouvantable, qui servait d’entrepôt mais qui était autrefois le jardin d’hiver de la maison bourgeoise qui jouxte le théâtre, habitée par un comte ambassadeur du Chili. Heureux de trouver un espace assez grand -car c’était cela la vraie problématique- des gradins sont installés avec des moyens de fortune, un bout de plancher, le théâtre était né. Formidable aventure car, nous dit Serge Barbuscia : «  On bâtissait quelque chose, on ne s’en rendait pas compte, mais on bâtissait. » Le bâtiment, fin XVIIIe, est pourtant magnifique. Mais à l’époque, totalement embourbé, impossible de s’en apercevoir. Il avait perdu de sa beauté, mais elle était là. Les murs plâtrés sont grattés, les trois coups peuvent être frappés.

Les murs du Théâtre du Balcon ont une mémoire

« Ils avaient une mémoire avant moi, ils m’attendaient »

Le Balcon est un lieu de rencontre. Quand Odile de Frayssinet vient dire à Serge Barbuscia que le Comte, son père, avait dormi dans la chambre donnant sur ce bel ouvrage qu’est le balcon, le lien se fait. Elle, Odile de Frayssinet, sculptrice aujourd’hui ; et ce théâtre dont la devanture est l’œuvre d’un sculpteur. Ces lieux sont très forts, ils parlent. Ils ont une histoire et Serge Barbuscia sent comme un devoir de les respecter. Il y a une mémoire des lieux.

Du public partageant un repas au théâtre

Premier spectacle au Théâtre du Balcon

« Sans moyens, sans chauffage, dans des conditions épouvantables, le théâtre ouvre pendant et hors festival. »

Meeting au goût sauvage’, de Christian Dob, sera la première représentation dans ce nouveau théâtre, sur la thématique des élections, mêlant humour et tragédie. La première année, très peu de spectateurs, le spectacle ne marche pas du tout. Cette première année de festival, 1985, sera donc une année difficile. L’année suivante, la tendance s’inverse, le public afflue et le même spectacle fait complet et refuse une centaine de personnes tous les soirs. Le Théâtre du Balcon prend immédiatement ses marques en Avignon, avec des ‘pointures’ comme les comédiennes Yolande Moreau, Marianne Sergent -venue jouer dès le premier hiver- Timsit, qui a fait ses premiers pas au Balcon, Carlo Boso, Fernando Arrabal, et tant d’autres. Les tournées s’enchainent : Chine, Japon, Pologne, Espagne et toute la péninsule ibérique, Portugal… Dès lors, le théâtre du Balcon s’inscrit de plus en plus dans le festival et dans la vie culturelle avignonnaise, avec la chance de pouvoir montrer le travail dans des endroits incroyables : Russie, Italie, Japon, Cuba ou ailleurs, l’occasion pour la troupe de se fondre un peu plus dans la fraternité des peuples. Serge Barbuscia nous confie : «  le voyage fait partie vraiment de mon métier, partout où on a la chance de pouvoir montrer notre travail, nous confronter avec des gens qui vivent le théâtre. La langue n’est pas une barrière, mais, au contraire, elle est comme un appel. Le fait de rencontrer des gens différents, de s’apercevoir que leur proposition, leur travail, leur démarche artistique va dans le même sens que le tien, est terriblement intéressant. Ce sont des rencontres qui nous permettent de nous enrichir les uns les autres. »

Souvenirs, souvenirs …

« Le mot risque était totalement inconnu du vocabulaire du Balcon. »

Des compagnies théâtrales sont invitées. Au départ, une magnifique compagnie de Milan  ‘Quelli di Grock’ investit le Balcon avec un spectacle ‘Cinema, cinema’. La pièce se joue dans des conditions épouvantables – la clim n’est pas encore installée- souvent avec une heure de retard. Le public attend et le théâtre est obligé de refuser une centaine de personnes chaque soir. Dans les premières années, le mot risque est totalement inconnu du vocabulaire du Balcon. Avec une certaine naïveté, une énorme liberté, tous les risques sont pris.
Serge Barbuscia regrette cette liberté.

« Aujourd’hui, tout est encadré. C’est très difficile de vivre dans quelque chose d’aussi strict. Il me semble que nous avons perdu quelque chose. Toutes ces formes de lois, de droits, font qu’on perd dans cette fantaisie, dans cette naïveté qu’on pouvait avoir quand on a démarré. Pour les jeunes qui arrivent aujourd’hui, je pense que c’est beaucoup plus difficile de vivre sans cette liberté-là. »

Grâce à une programmation à l’exceptionnelle qualité, les gens se sont rapidement fidélisés, et beaucoup se sont attachés au travail du théâtre, preuve en sont les 7 000 personnes qui suivent le théâtre du Balcon sur les réseaux sociaux. Depuis le confinement, des messages, nombreux, ont afflué, exprimant la tristesse, le manque et l’espoir d’une ouverture prochaine. Le théâtre du Balcon est un lieu à échelle humaine et ceux qui le font vibrer prennent du temps avec le public. Belle réciprocité de la troupe attachée, elle aussi, au public.

Des comédiens face en face en extérieur

Inventer à chaque fois

Serge Barbuscia n’a pas peur de gêner. Au contraire. Qu’il émeuve ou fasse rire, son théâtre propose, questionne, remue. Il est vivant. La culture n’est pas au rabais. Elle ne se vend pas, elle se donne, se partage, enrichit l’un et l’autre.

« On invente quelque chose à chaque fois. C’est toujours difficile. On ne propose pas des projets pour essayer de gagner. Il m’est arrivé d’avoir de très belles aventures artistiques qui n’ont pas trouvé immédiatement leur public. Il a fallu se battre pour l’obtenir. Quand je défends une programmation, mon propos est d’être en adéquation et en rencontre avec ce qu’il se passe autour de moi, avec l’agora et d’être quelquefois même gênant. Ce n’est surtout pas de chercher le clientélisme. Je suis là pour avoir un point de vue sur le monde. Donc par moment, on peut devenir gênant. On ne peut pas être comme un produit qui se vend tous les jours. »

« Les retrouvailles »

Nous l’avons écrit, Jean Vilar et René Char ont tracé la ligne de Serge Barbuscia. En 1997, Christophe Vilar, peintre et fils de Jean, expose ses œuvres au Théâtre du Balcon. Il y retrouve l’esprit du théâtre de son père. Il offre alors un tableau à Serge : « Les Retrouvailles ». La boucle est bouclée.

Des anecdotes…

« Il y a sur la terre ni blancs, ni noirs, il y a des esprits. John Brown est mon frère. »

Lorsque Serge Barbuscia part au Gabon jouer le Victor Hugo (Victor Hugo le Visionnaire), pas d’orchestre symphonique. Devant l’insistance des Gabonais, la décision est prise de faire un spectacle un peu différent, en prenant des musiciens, arc à bouche etc. et un comédien gabonais. Au moment où, dans la pièce, Victor Hugo annonce la guerre de sécession à cause de l’assassinat de John Brown aux Etats Unis, Serge Barbuscia dit à chaque interprétation, avec force, retenue et émotion : « Il y a sur la terre ni blancs, ni noirs, il y a des esprits. John Brown est mon frère ». Le partenaire gabonais, s’empare du texte avec un accent à couper au couteau : « Il n’y a sur la terre ni blancs, ni noirs, il y a des esprits. John Brown est mon frère » qu’il fait suivre d’un immense éclat de rire. Les mêmes mots ne peuvent pas avoir le même sens selon où l’on se trouve. Tout-à-coup le rire de l’acteur a ‘parlé’ à Serge Barbuscia, l’attrapant au plus profond de lui-même. L’acteur gabonnais comprenait son émotion, comme lui comprenait son rire.

« C’est très fort, dit Serge Barbuscia. J’aime bien cette anecdote. Le problème de la race est un problème sur lequel j’ai vraiment voulu réfléchir. J’ai joué ce texte-là à Cuba, à la Havane, dans la maison Victor Hugo. Derrière moi, Obama venait d’être élu. C’est extraordinaire de vivre cela. A ce moment-là, je me disais ‘Hugo doit être heureux’. C’est impressionnant. Ce même pays qui a créé la guerre de sécession, qui s’est battu, a réussi à mettre un métis que l’on considère un peu partout dans le monde comme un noir, à la tête du pays. »

Un après dynamique

Bien que moment présent soit extrêmement difficile, les Théâtres retrouveront le public. Si la question ne se pose pas pour le théâtre du Balcon, ce n’est pas le cas pour tous. Certains théâtres sont exsangues, tout comme les intermittents du spectacle, à bout de souffle. Les théâtres ont été les premiers à fermer. Ils seront les derniers à ouvrir. « C’est cher payer l’addition » regrette Serge Barbuscia. Mais il ajoute, toujours positif : «  Il y a toujours quelque chose de bien qui sort des épreuves. Il faut grandir des épreuves. Beaucoup de gens nous disent qu’il leur tarde de revenir nous écouter. Le pain, c’est vrai, est important, mais on a besoin de lieux culturels, on a besoin de la culture. On s’aperçoit à quel point on en a besoin. Je crois qu’on va revenir plus fort encore. »

Dès le mois de juillet, puisqu’à priori les théâtres pourront rouvrir dès le 15 juillet, Serge Barbuscia proposera des lectures dans le Palais des Papes. Les gens pourront écouter des textes avec des auteurs qui seront présents, des comédiens qui viendront lire ‘à la table’ où le texte prend toute son importance. Au théâtre se feront une ou deux représentations de ‘Tango Neruda’, programmé pendant le festival qui n’aura pas lieu cette année, plus une ou deux représentations d’amis qui viendront jouer un spectacle.

De la solidarité

Quand on pose au ‘diracteur’ les problèmes liés au confinement pour la troupe, il parle de solidarité plus que de difficulté, avec de belles réponses à tous les moments d’épreuves à affronter. Quant au fond…

«  Je me suis aperçu combien, tout-à-coup, on se rendait compte combien on a besoin du service public, des soignants. Un pays civilisé ne peut pas considérer que tout doit rapporter économiquement. Le premier rapport est terrible. Peut-être faut-il revenir, retrouver ce regard sur les enseignants, sur les soignants, sur tous ces gens qui ont vraiment été méprisés pendant longtemps. Il y a des gens qui ont perdu leur vie pour aider les autres. Cela me touche beaucoup. Je pense à ces gens-là et ce sont des gens sacrément courageux. »

« Les gardiens du feu »

Il les appelle les gardiens du feu car il leur faut garder les braises : «  Aujourd’hui, bien sûr, on sait beaucoup plus facilement garder le feu mais est-ce-que l’on sait garder la poésie, est-ce-que l’on sait garder toutes ces choses nécessaires. Nous, au théâtre, devons garder cette poésie, cet imaginaire. C’est pour cela que je veux absolument être présent, pour sauvegarder cet imaginaire. »

Serge Barbuscia est un acteur, auteur et metteur-en-scène de talent. Mais c’est avant tout un homme à l’amitié fidèle et tendre. Quand il se bat pour son théâtre, il lutte pour la culture, celle qui est due à tout être humain, pour pouvoir grandir, pour briser ses chaines, quelles qu’elles soient, pour se construire et pour rêver. Le public l’a compris, qui fait du Théâtre du Balcon en Avignon, un lieu de rendez-vous culturel incontournable.

 Photos © Gilbert Scotti